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Rouge
De la théorie à l’imaginaire


Rouge de mercure : le vermillon autrefois appelé cinabre. Rouge animal : le carmin, l’écarlate, le kermès, la pourpre. Rouge végétal : l’amarante, la garance…Terre ocre-rouge. Rouge brique, Rouge ponceau, Rouge cerise, Rouge rubis, grenat, bordeaux, lie de vin, sang de bœuf… Rouge de Venise, Rouge Turc, Laque de garance cramoisie, Carmin d’alizarine… Le catalogue des rouges obtenus à partir des colorants et la gamme des nuances perçues par l’œil, se déclinent à l’infini. Et que dire de la poésie qui émane de la variété des noms des couleurs fines chez les marchands de couleurs. Le rouge émaille aussi notre vocabulaire de noms et d’expressions familières. Rouge-gorge, Rouge comme un coquelicot, Rouge de colère, Rouge de confusion, Voir Rouge… Le rouge a nourri non seulement l’imagination de chacun mais aussi celle des auteurs de contes, de romans ou de films : Le Petit Chaperon Rouge, Le Rouge et le Noir, Le Chevalier de Maison Rouge, Goupil mains rouges, L’Auberge rouge…
La bibliothèque des Arts décoratifs invite le visiteur à découvrir la palette du Rouge, couleur symbolique par excellence, dans toute sa splendeur, non seulement dans les traités théoriques et scientifiques, publiés du XVIIIe au XXe siècle, consacrés à sa fabrication et à la place qui est la sienne dans le système de classification des couleurs, mais aussi à ses applications dans les Arts décoratifs, que ce soit dans l’art de la reliure, dans celui du livre d’artiste, ou encore dans les contes pour enfants.
Pour illustrer le plus célèbre d’entre eux, le Petit Chaperon rouge de Charles Perrault et l’expression Rouge de colère, la bibliothèque a fait appel aux «Ateliers du Carrousel » Tandis que plusieurs ateliers d’enfants s’expriment sur le conte, d’autres concrétisent le rouge de la colère. Leurs dessins flamboyants et leurs bas-reliefs en terre cuite révèlent leur vision imaginative et créatrice.

De la théorie

La couleur est une sensation produite par la lumière sur l’œil. La lumière fait les couleurs mais la lumière est aussi faite de couleurs. Le peintre, Eugène Delacroix résume cette sensation en une image poétique et musicale. « Les couleurs sont la musique des yeux, » Dans son Traité des couleurs (Zur Farbenlehre, 1810) le poète Goethe distingue les couleurs chimiques, matérielles et permanentes, des couleurs physiques et physiologiques, fugitives, variables, fantaisistes… Les humains, écrit-il, « ont une grande joie à voir la couleur. L’œil en a besoin comme de la lumière. Qu’on se souvienne du bien-être que l’on peut ressentir lorsque, par un jour gris, le soleil apparaît en un lieu du paysage, et y rend visibles les couleurs ».
Déjà Homère, dans l’Iliade, au chant X, décrivait le « manteau pourpre » de Nestor et les Grecs personnifiaient l’arc-en-ciel par Iris, la déesse ailée, « messagère des dieux » à la ceinture flottante multicolore. Elle inspire Gérard de Nerval dans le poème Horus
  « … La déesse avait fui sur sa conque dorée, La mer nous renvoyait son image adorée, Et les cieux rayonnaient sous l’écharpe d’Iris »
La couleur et la dispersion de la lumière sont des phénomènes qui ont toujours été observé. Chacun a pu admirer le spectacle de l’arc-en-ciel, spectre lumineux, ou irisation aux sept couleurs, visible aussi sur les gouttes de rosée au soleil et dans l’éclat d’un diamant. Philosophes et physiciens analysèrent le phénomène et tentèrent de le comprendre.
Isaac Newton le premier, en donna l’explication publiée en 1704, dans sa théorie de la lumière et des couleurs, Opticks. En reproduisant dans sa chambre le phénomène de l’arc-en-ciel, il observa à son tour la diffraction de la lumière blanche à travers un prisme de verre. En expliquant que la lumière blanche peut se décomposer en rayons multicolores et se recomposer à nouveau en lumière blanche, il découvrait que les couleurs sont un élément constitutif de la lumière. La gamme de couleurs obtenue par la diffraction à travers le prisme est appelée spectre chromatique ou spectre des couleurs. Newton proposait aussi un classement des couleurs sous forme d’un cercle. Le « cercle chromatique » de Newton comporte 7 couleurs indiquées par des cercles de taille décroissante, du rouge au violet, en passant par l’orange, le jaune, le vert, le bleu et l’indigo. Après lui, tout au long du XIXe siècle, de nombreux savants, principalement des allemands, publièrent des traités et des systèmes de classification des couleurs construits sur l’expérience visuelle. Les collections de la bibliothèque ne conservent pas ces traités scientifiques qui ne relèvent qu’indirectement du domaine de l’art. Mais plus lié par son approche originale, y figure l’ouvrage de Michel-Eugène Chevreul. Il mérite que l’on s’y attarde.
Michel-Eugène Chevreul (1786-1889), après des études de chimie, est nommé très jeune, en 1810, sous-directeur au Muséum d’Histoire Naturelle et en 1824, directeur des teintures des Manufactures royales aux Gobelins. C’est dans ce cadre qu’il fit ses principales recherches sur les couleurs dont les différents aspects portent sur la loi du contraste simultané des couleurs, la stabilité des teintures et la classification des couleurs. L’originalité de sa méthode expérimentale tient au fait qu’elle n’est pas fondée, comme cela avait été le cas jusque-là, sur l’expérience visuelle mais découle de ses réflexions méthodologiques et de la pratique des teintures depuis le XVIIe siècle.
De la loi du contraste simultané des couleurs et de l’assortiment des objets colorés considérés d’après cette loi dans ses rapport avec la peinture, les tapisseries des Gobelins, l’impression des étoffes, l’imprimerie, l’enluminure, la décoration des édifices, l’habillement et l’horticulture paraît en 1839. Chevreul développe dans son avant-propos ce long titre, pourtant déjà très explicite, et insiste encore dans l’atlas de planches, montrant bien par là l’importance qu’il accorde aux application de sa théorie dans l’art. « Les planches V à XXXI sont particulièrement destinées aux artistes décorateurs tels que modistes, peintres-décorateurs de tous genres, compositeurs de dessins coloriés pour étoffes, papiers peints, etc., et au jardiniste-horticulteur. »
Toute sa loi du contraste des couleurs repose sur le constat que si deux couleurs se trouvent sur le même diamètre du cercle chromatique, on les appelle « couleurs complémentaires » ; ce qui signifie que le mélange de ces couleurs donne une couleur neutre.
La planche 11 que l’on a choisi d’exposer dans le Hall, a pour titre « Assortiments de deux couleurs lumineuses avec le blanc, le noir et le gris » Chevreul appelant couleurs lumineuses, le jaune, l’orange, le rouge et le vert gai. La figure 26 illustre le rouge et le vert, deux couleurs que Chevreul juge comme étant « les couleurs complémentaires les plus égales en hauteur ; car le rouge, sous le rapport de l’éclat, tient le milieu entre le jaune et le bleu, et dans le vert les deux extrêmes sont réunis ». « L’arrangement blanc, rouge, vert, blanc, etc., de la fig. 27, n’est pas décidément supérieur au précédent, du moins quand les couleurs ne sont pas foncées ».
La poésie exprime de la même façon cette harmonie « …Ce qui me frappe d’abord, c’est que partout, - coquelicot dans les gazons, pavots, perroquets, etc., - le rouge chante la gloire du vert …» Charles Baudelaire, Le Salon de 1846

à l’imaginaire du Petit Chaperon Rouge

Une petite fille charmante, « innocente » qui est avalée par un loup… l’image s’inscrit d’elle-même d’une façon indélébile dans l’esprit. C’est l’histoire du Petit Chaperon Rouge contée par Charles Perrault en 1697. Après elle, la plus populaire des versions est celle des frères Grimm écrite en 1812, où le Petit Chaperon Rouge et sa grand-mère renaissent à la vie, le loup recevant le châtiment qu’il mérite en étant tué par le chasseur.
Mais il existe des variantes bien antérieures aux contes de Perrault et de Grimm qui mettent en scène le loup. Dans Le Loup et la vieille femme, Esope au VIe siècle avant J.-C. ne réunit-il pas déjà les trois protagonistes : un loup, un enfant et une vieille femme ?
Le loup entendit un enfant qui pleurait et une vieille femme qui lui disait « Cesse de pleurer, sinon je te donne à manger au loup ». Il attendit longtemps, mais plus tard il entendit de nouveau la vieille qui câlinait l’enfant, lui disant « Si le loup vient, nous le tuerons ». Moralité : Cette fable s’applique aux hommes qui parlent d’une façon et agissent d’une autre.
Dans la « fable ésopique », qui a des animaux pour personnages, seuls comptent le symbole et le sens figuré. « L’animal, en l’occurrence le loup, n’a pas plus de réalité dans la fable que les paysages sur les papiers peints, simples motifs suscitant des images et des associations conventionnelles. C’est l’une des raisons qui expliquent la pérennité des fables (…) elles proposent un cadre suffisamment vague pour être indifféremment reproduit à travers les siècles sans changement notable. Elles se situent en somme, dans une éternité immuable (…)
De nos jours, comme au temps d’Esope [ou de Perrault], le loup attend toujours les petites filles au coin des bois (…) C’est une éternité figée, qui ne bouge qu’en apparence, à la façon des étoiles et des constellations reprenant de jour en jour, de siècle en siècle, la même place, le même rôle indicateur et le même sens dans la mémoire humaine. »
(Esope, Fables. Traduites, présentées et commentées par Jacques Lacarrière. Suivies d’un essai sur le symbolisme des fables, Paris, Albin Michel, 2ème éd., 2003)
Un texte du moyen-âge, datant du premier quart du XIe siècle, relate une histoire qui présente de troublantes similitudes avec la Petit Chaperon Rouge mais repose sur une philosophie bien différente. Il s’agit d’un poème de 14 vers, La Petite fille épargnée par les louveteaux de Egbert, écolâtre de la cathédrale de Liège, qui mit en scène des sentences empruntées à la sagesse populaire. Un homme a donné une robe de laine rouge comme cadeau de baptême à sa filleule. Le baptême a lieu à la Pentecôte. Au lever du soleil, la petite fille va se promener et rencontre un loup qui s’en saisit et l’emmène à ses louveteaux. Mais la ressemblance s’arrête là car au lieu de la dévorer, les louveteaux lui caressent la tête… Et l’auteur de conclure « Dieu, qui est leur auteur, apaise les esprits sauvages ».
(Jacques Berlioz, « Il faut sauver le Petit Chaperon Rouge », in Les Collections de l’Histoire, juillet-sept., 2007, N°36, p.63)
A la différence de la fable ou du conte, le merveilleux du poème d’Egbert est étroitement lié à la tradition chrétienne. Le récit n’est pas une fable mais relate un miracle.

Josiane Sartre

Les Ateliers du Carrousel voient rouge

L’illustration du Petit Chaperon Rouge était l’occasion pour les enseignants de découper le récit, d’en extraire une image et trouver les matériaux à utiliser pour l’interprétation qu’ils voulaient en faire.
Plusieurs ateliers d’enfants de cinq à douze ans vont ainsi, en utilisant des techniques différentes, proposer des variations autour d’un même thème.

Le Petit Chaperon Rouge

Miguel Nunez, en utilisant de la feutrine rouge plissée et collée sur un papier foncé, met visuellement en avant le chaperon rouge.
Le pastel gras est utilisé pour dessiner la forêt et le loup.
Florence Liautaud avec le fusain, matériau léger et fragile frotté sur papier blanc, éclaire la scène pour nous dévoiler la petite fille qui se cache derrière les arbres. Le tableau s’anime avec le déplacement de celle-ci en tirant sur la languette. Elle a utilisé l’imaginaire de Walt Disney pour animer les arbres.
Nathalie Aruguete et Hélène Duplantier, avec des enfants de six et sept ans ont choisi de gouacher un fond rouge avant d’illustrer plusieurs scènes du récit.
Le papier noir a été déchiré à la main pour créer le loup, le chaperon, le lapin ou le bûcheron. Ce découpage irrégulier crée des accidents en bordure et anime visuellement l’image. Collés sur le fond, les personnages et les détails sont repris à la gouache. Le résultat se révèle tonique plutôt que dramatique.
Les livres réalisés par des enfants de 10 et 12 ans ont été l’occasion de travailler étape par étape sans dévoiler le récit. Un travail de peinture à la gouache a été réalisé à partir d’un coucher de soleil photographié à l’automne, suivi de la forêt au crépuscule puis de la chasse au loup à la lanterne.
A la fin, Juliette Le Coq a demandé la réalisation d’un petit personnage rouge peint ou réalisé en papier de soie froissé. C’est à ce moment là que les enfants ont identifié le personnage.
La présence d’un modèle est un moment magique pour les enfants, la grand-mère aux lunettes est venue poser dans l’atelier d’Hélène Duplantier. C’est l’occasion pour les enfants d’apprendre à dessiner à partir du réel.
La dernière proposition, en terre, de Sylvianne Lüscher avec des enfants de 7 à 9 ans achève l’illustration de ce conte. C’est une plaque épaisse sur laquelle des petites épaisseurs de terre sont rajoutées et collées à la barbotine pour créer l’image du loup et du chaperon

Rouge de colère

Emmanuelle Favard fait une proposition très différente en utilisant le récit de Mireille d’Allancé, Grosse colère. Avec des enfants de 8 et 9 ans, elle a pu utiliser le rouge comme unique couleur. Le rouge est la couleur de la colère qui monte, monte, explose et se déchaîne… Encre de chine, sanguine, fusain, pastel, gouache et éclaboussures ont donné forme à cette explosion. L’autoportrait transformé par la colère accompagne cette manifestation qui disparaît dans une boîte jusqu'à la prochaine colère !
Les enseignants, Miguel Nunez, Sylvianne Lüscher, Nathalie Aruguete, Hélène Duplantier, Emmanuelle Favard, Juliette Le Coq, Florence Liautaud, Fabienne Burckel ont participé avec leurs ateliers à cette aventure du rouge

Juliette Le Coq


Fabriquer le rouge

La palette des rouges

C’est en peinture que la palette des rouges est la plus large. En 1687, Hubert Gautier dans L’Art de laver… cite les pigments utilisés. Ils sont d’origine minérale : cinabre, minium, sanguine, brun [i.e. ocre] rouge, ou bien organiques : laque de levant et laque colombine, carmin, décoction de bois de Brésil, et chacun d’entre eux a une façon particulière d’être préparé. La préparation des couleurs organiques est la plus complexe et fut longtemps entourée de secrets. Ainsi, dans son Traité de mignature, en 1697, Claude Boutet révèle le « secret d’un italien pour faire le carmin » à partir de bois de Brésil ou de cochenille ; et en 1788, Paul-Romain Chaperon parle dans son Traité de la peinture au pastel de graine de kermès, alors que cette substance, dont était tirée l’écarlate depuis l’antiquité, était un insecte séché. Ce même auteur complète dans son livre la nomenclature des substances dont peut être tiré le rouge, en ajoutant à la liste d’Hubert Gautier le bois de santal, le rocou (rouge extrait du fruit d’un arbre d’Amérique centrale, dont les autochtones s’enduisent le corps), le safran, la fleur de carthame, la garance, et, pour obtenir de la pourpre, le murex et le buccin (des coquillages) et l’or. Car, pour préparer certains rouges utilisés dans la peinture sur émail, l’artiste se transforme en alchimiste et tire la pourpre de l’or, comme l’explique d’Arclais de Montamy dans son Traité des couleurs pour la peinture sur émail en 1765. Cette opération délicate prend plusieurs jours et son explication 15 pages.

Secrets de fabrication

Mais rien n’atteint en complexité et en secrets de fabrication la teinture du coton à partir de la garance. Il ne faut pas moins de 24 pages à Le Pileur d’Apligny en 1776, dans L’Art de la teinture des fils et étoffes de coton, pour expliquer comment obtenir cette couleur tellement appréciée pour sa durabilité qu’au moyen-âge elle devint sous la forme de « garantie » un symbole de qualité. Dans cette méthode la teinture proprement dite était précédée de trois étapes : décreusage à la lessive de cendres, engallage à la noix de galle et alunage avec un mélange d’alun, d’arsenic, de tartre blanc et de lessive de soude.
A la fin de sa description des opérations pour obtenir le plus beau rouge de garance, le rouge d’Andrinople, où avant l’engallage intervenait un traitement à base d’excréments de mouton et où du sang était mélangé à la teinture, il précise que cette recette avait été espionnée en Turquie par un particulier : « mais, soit qu’il n’ai pas bien vu, soit qu’il ait caché une partie du mystère, ou soit parce que la réussite de l’opération dépend du concours des circonstances qui accompagnent les différents mélanges, peu de personnes sont parvenues jusqu’à présent à obtenir en suivant exactement ce procédé, un rouge aussi solide et aussi beau que celui d’Andrinople. Ceux qui ont réussi ne communiquent point leur secret. »

Couleurs artificielles

Au XIXe siècle, tandis que les recherches pour découvrir des couleurs artificielles se développent, les livres de recettes de couleurs continuent d’être publiés. Ainsi en 1830 Jean-François Mérimée, dans De la peinture à l’huile, donne des recettes très proches de celles des siècles précédents, mais introduit aussi des dénominations issues des progrès de la chimie qui renouvellent les appellations comme le deuto-iodure de mercure qui donne une couleur écarlate plus brillante que le vermillon. Et en 1891, dans le Nouveau traité pratique et raisonné de la peinture de bâtiment, Paul Fleury explique encore comment fabriquer les couleurs, en précisant d’où chacune d’entre elles vient et dans quel cas elle est le mieux adaptée.
A la fin du XIXe siècle, les couleurs naturelles sont remplacées par les couleurs artificielles : alizarine, mauvéine, aniline, fuchsine, produites en quasi-totalité par des sociétés allemandes, Bayer, Hoechst ou suisse Ciba. Entre 1946 et 1975, cette dernière publia une revue dont chaque numéro traitait d’un thème. Le n° 5 était consacré à la pourpre, le n° 10 à l’écarlate.

Le maroquin rouge

Le maroquin, peau de chèvre tannée au sumac (tanin extrait d’un arbuste des régions chaudes) au grain prononcé, à l’origine importée du Maroc, a été utilisé à partir de la fin du XVIe siècle. dans la reliure de luxe, où elle était particulièrement appréciée pour sa résistance et parce qu’elle mettait en valeur la dorure.
La couleur rouge, écarlate issue dès l’antiquité du kermès (insecte parasite du chêne vert ou du chêne kermès) puis à partir de la découverte de l’Amérique, de la cochenille (insecte parasite du nopal, une espèce de cactus), éclatante et prestigieuse, est aussi la plus stable. Alors que les maroquins bleu ou vert ont tendance à perdre leur couleur au soleil, le maroquin rouge lui résiste et perdure dans le temps.
Une reliure de maroquin rouge n’est pas qu’une reliure prestigieuse, elle est faite pour perdurer, ce que montrent parfaitement celles qui sont exposées et qui appartiennent aux collections de la bibliothèque. On remarque parmi elles, la magnifique reliure aux armes du 55e grand maître de l’ordre de Malte, frère Antoine de Paule, auquel le livre est dédié, ou bien les livres aux armes de Louis XIV, mais aussi et surtout les almanachs, qu’ils soient royaux ou impériaux, pour la couvrure desquels il continua à être utilisé même pendant la Révolution, troquant simplement les armoiries de la noblesse contre les emblèmes révolutionnaires et un « Vive la Liberté »

Laure Haberschill


Trois artistes et le rouge

A l’époque contemporaine, le rouge continue d’inspirer les créateurs. Dans l’œuvre de Martine Lafon, artiste plasticienne, le rouge occupe une place majeure depuis la création de La Robe Rouge, réalisé en 1997 avec Esther Moench, alors conservatrice du musée du Petit Palais d’Avignon. Cet ouvrage, écrit l’artiste, « se présente dans un triptyque de voyage dont les volets et le panneau central sont rouges rehaussés à l’intérieur de feuille d’or supportant un dessin rouge. Le livre déposé dans la partie centrale parle du rouge dans la symbolique chrétienne, celui du sang de la Passion, mais aussi dans l’Antiquité païenne, celui de la fureur et du sexe. Il évoque l’univers des Enfers et la dimension tragique de la couleur. Quatre gravures sur bois, morceaux de robes rouges, ponctuent l’ouvrage. » Continuant son investigation sur le rouge, l’artiste publie ultérieurement Graine d’écarlate, trois livrets dont l’un est consacré au Petit Chaperon Rouge.
Avec Katsumi Komagata, designer graphique japonais, nous suivons, de page en page les aventures d’un Petit Bout tout rouge, celles d’un poussin qui découvre la magie du soleil levant, ou la découverte de figures cachées dans des plis, destinés à l’éveil de tout jeunes enfants.
Inspirée par Malevitch et le Suprématisme russe, le livre en tissu de Louise-Marie Cumont nous plonge dans l’univers abstrait d’un petit carré rouge qui grandit au point d’ « avaler » le personnage, rappelant l’histoire d’El Lissitzky, About two squares, réédité avec la traduction en anglais de Patricia Railing.
Et nous suivons, émus et fascinés, les avatars de ces boules et de ces carrés rouges.

Le rouge dans les intérieurs

Les collections de la bibliothèque permettent de suivre l’impact de la couleur dans la décoration au XIXe siècle. L’industrialisation favorise une plus large diffusion d’éléments de décor tels que papiers peints, tapis et étoffes qui donnent aux intérieurs une atmosphère confortable. Des conseils de décoration font l’objet de publications, pour guider créateurs et particuliers dans leurs choix. C’est le cas de L’harmonie des couleurs et de la Grammaire des couleurs, publiés en 1880 et 1882, par Ernest Guichard dont l’action en faveur d’un rapprochement de l’art et de l’industrie fut à l’origine de la création des collections du Musée et de la Bibliothèque des Arts décoratifs. Le rouge, couleur de l’opulence, est extrêmement prisée dans les intérieurs par la nouvelle bourgeoisie triomphante, pour la garniture des sièges, les rideaux et les tentures.
Au tournant du XXe siècle, l’Art Nouveau se délecte de décors floraux, dans lesquels les combinaisons de rouges entrent en jeu, tels qu’on les découvre dans les superbes planches lithographiées de E.A. Séguy publiées par Calavas pour Primavera en 1913.
Edouard Bénédictus, brillant créateur mais également chimiste de renom, fut un ardent défenseur de l’art appliqué à l’industrie. Le recueil de planches de motifs modernistes destinés à être appliqués à différents domaines de décoration, publié à sa mort, en 1930, offrent une palette de couleurs vives, dont toute une déclinaison de rouges, d’un impact visuel extrêmement dynamique.

Le rouge prend ses aises

La couleur rouge va poursuivre ses conquêtes tout au long du XXe siècle. Les conseils de décoration autour de la méthode d’utilisation des couleurs et leur agencement dans la décoration intérieure se poursuivra. En 1949, est publié à Londres un Dictionary of colours for interior decoration. En 1972, l’association Harmonic publie un guide technique pour composer des éléments d’ambiance de la maison, écho de l’engouement pour les couleurs vives des « années Pop ».
Couleur de l’audace, le rouge s’affiche dès qu’il s’agit d’innovation. En 1934 René Herbst choisit cette couleur pour présenter l’aménagement d’une cabine de bateaux 1ère classe, lors du concours de l’OTUA destiné à frapper les esprits et convaincre d’utiliser l’acier, ce matériau révolutionnaire. Le designer italien Ettore Sottsass utilise lui aussi le rouge, en 1969, pour la célèbre machine à écrire Olivetti « Valentine », ancêtre des petit appareils portables.
Les nouvelles technologies, avec la fibre de verre ou le polyuréthane, donnent naissance à de nouvelles gammes de sièges monoblocs empilables et légers teintés dans la masse, de cubes de mousse recouverts de tissus déhoussables ou en bois recouverts d’acier émaillé vitrifié. Toute la maison se colore, les textiles, les revêtements stratifiés des tables et des meubles, jusqu’aux cuisines et aux postes de télévision, comme l’attestent les catalogues Prisunic des années 1970. Quand les accessoires de mode s’emparent du rouge, c’est encore d’audace qu’il s’agit. Comme l’écrit Kandinsky, dans son ouvrage Du spirituel dans l’art, « Le rouge, tel qu’on se l’imagine, couleur sans limites, essentiellement chaude, agit intérieurement comme une couleur débordante d’une vie ardente et agitée ».

Guillemette Delaporte